La fleur aux dents

Votre fils, chère madame, vit comme vous le lui avez appris : dans l’instant présent. C’est sûr, vous avez bien suivi, pour éduquer vos enfants, le principe du Carpe Diem. On nous le serine depuis tant d’années ! Déjà de votre temps ! Sauf qu’à la fin, on ne sait même plus ce que ça veut dire. Elle, elle sait. Elle le sait parce qu’elle le voit tous les jours. Vivre dans l’instant présent, ça signifie ne plus s’occuper du passé parce qu’il est fini et ne pas encore s’intéresser au futur puisqu’il n’existe pas.

Or, très chère dame, quand on a des enfants, on ne peut faire fi ni de l’un ni de l’autre. Si elle ne tenait pas compte du passé, elle ne pourrait comprendre ses enfants. Forcément, pour saisir des cris, des larmes, des angoisses, il faut repenser à ce qui s’est dit la veille ou l’avant-veille ou l’année passée ou même à la naissance. Et si elle ne pensait pas à l’avenir, elle se demanderait tous les matins ce qu’elle va mettre dans leur boîte à tartines car tous les matins, elle constaterait qu’elle n’a pas de pain dans le garde-manger.

Se préoccuper du présent, s’intéresser au passé et au futur, ça demande de l’énergie. Et ça génère du stress. Pour votre fils, très chère, no passé, no futur, no stress. Pour votre fils : uniquement la fleur aux dents.

Puisque le stress n’est pas de son ressort, comme il y a des enfants en jeu, il faut bien qu’il soit pour quelqu’un. Hé bien ! Devinez quoi ! Il est pour elle ! Il est pour elle, le stress. Pour elle, le caca du quotidien. Pour elle, les tracas de la petite vie de tous les petits jours. Pour elle, les mains dans le cambouis. Pour elle, la merde qui colle aux basques.

Quand on est responsable d’une vie de famille, à laquelle s’ajoute un job à temps plein (parce qu’en plus, il faut ramener du fric dans les épinards), il ne faut pas seulement « faire ».  S’il suffisait d’exécuter des tâches, là dans l’immédiateté des choses, ce serait facile. Mais la vie de famille, ça suppose aussi d’organiser, gérer, prévoir, administrer, anticiper, réfléchir, penser, aménager, coordonner, régir, régler, compter, diriger, manager, réglementer, gendarmer, guider, animer, précéder ou empêcher. Et tous ces verbes, ils sont pour elle ! Pour sa pomme ! Elle les conjugue à tous les temps.

Quoi ? Que dites-vous, madame ? C’est le cas de milliers de mamans qui s’échinent à faire tourner la boutique et qui ne s’en plaignent pas, elles ? Et alors, est-ce acceptable pour autant ?

Vous savez quoi ? Elle devrait revendiquer ! Oui, revendiquer, manifester, exiger. Quoi ? Le retour au foyer, bien sûr ! Mais attention : pas gratuitement. Il faut les payer, les mères au foyer ! Et les payer grassement. Parce que tous les verbes là, plus haut, traduisent la véritable profession de la mère au foyer : c’est de la gestion d’entreprise. Les mères au foyer sont des PDG. Et c’est une multinationale qu’elles dirigent ! PDG ? Si elles n’étaient que ça ! Mais une maman, c’est aussi une cadre supérieure, une employée, une ouvrière, une femme de ménage, une madame pipi. Oui, très chère : une MADAME PIPI ! Les mamans pensent et exécutent, elles conçoivent et réalisent. Elles traversent toute la hiérarchie d’une entreprise dans sa verticalité. Elles sont partout et c’est la raison pour laquelle leur salaire devrait être fabuleux, mirobolant, mirifique !  Ou alors, plus simple, elle devrait partir ! Partir ! Ciao, adios, bye bye, do widzenia, Auf Wiedersehen ! Et une semaine sur deux, elle aussi, pourra vivre la fleur aux dents.

Texte paru dans AURA 108, printemps 2021. Thème : L’avenir.

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