Alexis ou le Traité du Vain Combat

« Il est terrible que le silence puisse être une faute (…). Lorsque le silence s’est établi dans une maison, l’en faire sortir est difficile ; plus une chose est importante, plus il semble qu’on veuille la taire. On dirait qu’il s’agit d’une matière congelée, de plus en plus dure et massive : la vie continue sous elle ; seulement, on ne l’entend pas. (…), et tout silence n’est fait que de paroles qu’on n’a pas dites.

(…)

L’amour (…) est un sentiment que je n’ai pas ressenti par la suite ; il faut trop de vertus pour en être capable ; je m’étonne que mon enfance ait pu croire en une passion si vaine, presque toujours menteuse et nullement nécessaire, même à la volupté. »

Marguerite Yourcenar, « Alexis ou le Traité du Vain Combat »

Chez Madame B., sans transition

Elle : « Après la mort d’un enfant, tout est figé. La maison devient un tombeau. »

Moi : « L’amour et la haine sont les deux faces d’une même pièce. Tant que j’ai la haine, le lien est maintenu. Je voudrais être indifférente. »

Lui : « Je ne sais pas quoi dire »

Premier jour de l’an 2024

Je suis restée éloignée de ce blog depuis longtemps. Comme souvent… Mais je suis aussi restée loin de l’écriture. Et même de la lecture.

J’aurais voulu me faire mourir que je ne m’y serais pas prise autrement.

2023 a été une année moche. Laide. Vilaine. Hideuse. Puante. Elle a été à l’image de toutes ces « femmes » (putes, salopes) qui, depuis 14 ans, se sont payé « mon homme ». Elle a été à l’image des infidélités et des mensonges de ce type qui « partage » ma vie depuis 16 ans. Les idiotes qui croient en l’amour et celles qui brandissent le mot « sororité » à tout bout de champ devraient soigneusement éviter de me croiser. Je prendrais plaisir à leur mettre le nez (que certaines ont d’ailleurs très gros) dans la merde si noire de la nature humaine que l’idée de crever dans d’atroces souffrances leur paraîtra une mort douce et enviable.

Et en plus, en 2023, ma Galinette est morte. Elle venait d’avoir 20 ans. 20 ans qu’elle partageait fidèlement ma vie. 20 ans d’un amour franc et loyal. Elle me manque tous les jours.

2023 me laisse en ruines.

Il y a pire.

Il y a toujours pire.

Mais quand même.

J’ai regardé mourir cette année avec la satisfaction de quelqu’un qui a beaucoup souffert et qui se contente du moindre petit fait vengeur.

En 2024, je souhaite que mon invraisemblable capacité de résilience se mette en oeuvre.

Consentement

En son lit de satin, la Belle, blanche et pure,

Patiente au bois dormant.

Une méchante, voici cent ans, lui a promis la mort.

Mais sa marraine, la bonne fée, a dévié le sort :

Elle dort, en son mausolée ceinturé d’aubépines.

Inconsciente, couronnée de lilas,

On voit sa poitrine humer l’air doux du printemps.

Tout chante autour d’elle : rosiers, genêts, merles et rossignols.

La Belle évanescente, enrobée de parfums,

Attend sans sourciller la venue d’un charmant :

C’est à la faveur d’un baiser qu’elle ouvrira les yeux.

Voulez-vous connaître le fin mot de l’histoire ?

Un prince viendra et il l’embrassera !

Hélas ! Prince, gare à toi : était-elle consentante ?

On jugera le Beau d’avoir abusé d’elle

On omettra de dire le courage du bonhomme

D’embrasser une fille qui a dormi cent ans.

Texte paru dans AURA 113, été 2022. Thème : Parfums.

J’écris ?

Je ne sais pas ce que c’est, écrire.

Écrire, c’est peut-être aligner des signes, tracer des formes rondes ou anguleuses, à l’aide de ma main, de mes doigts. Avec un stylo. J’aime le côté artisanal, ancestral du stylo. Avec un clavier. J’aime l’énergie des touches. J’aurais voulu apprendre le piano. La musique est plus belle.

Écrire, c’est mettre de l’épaisseur sur une surface plane. C’est l’histoire des petits papiers japonais que l’on plonge dans l’eau et qui se déploient, se gonflent, se transforment pour laisser apparaître quoi ? L’éternité. C’est aussi aplanir les kystes de l’existence.

Écrire, c’est rentrer dans la préhension du monde : tendre la main et toucher. Mettre en bouche. Bienvenue en moi, monde.

Écrire, c’est organiser le tout. Non, c’est le désorganiser. Je ne sais pas. Une façon d’emmagasiner et quoi ? Qu’est-ce que je fais avec ce magma ? Ecrire, c’est une ébauche de réponses.

Écrire, c’est accepter. Ou accepter de refuser.

Écrire, c’est vomir, se libérer, se libertiner, se reposer, se mouvoir, danser, s’asseoir et regarder, se perdre, pleurer, ne pas pleurer, marcher pieds nus dans l’herbe, c’est faire l’amour dans un champ dans la boue la nuit.

On ne sait jamais vraiment ce qu’est écrire. On peut savoir un peu ce que c’est, pour nous, écrire. On peut savoir ce qui se passe en nous quand on écrit. On peut réfléchir au pourquoi de notre écriture. On peut tenter de définir le comment. Mais écrire, qu’est-ce que c’est ? Je ne sais pas. Pas tout à fait enfin.

Je sais où se trouve mon écriture dans mon corps. Je veux dire : dans quelle zone de mon corps. Écrire se trouve dans mes viscères, mes entrailles, mon sang, les organes de mon ventre. Il y a une palpitation, là, le mouvement des cellules charriées par mes veines.

Écrire ça transpire

Écrire c’est dictionnaire

Écrire c’est perdre pied

C’est moins mourir quand ça sonne

Ricocher renifler

C’est déterrer les morts enterrer les vivants et tirer les cheveux des enfants

Texte paru dans AURA 112, printemps 2022. Thème : Ecriture.

À la minute

Au fond, le bruit de l’autoroute. Le bruit de l’autoroute, nuit et jour, le bruit de l’autoroute.

Et à la minute, plus rien, plus de bruit d’autoroute, plus rien.

Silence. Le silence.

À la minute, le vrai bruit du vent. Le vrai chant des arbres.

À la minute, la chorale des mésanges, le battement de cœur des papillons.

À la minute, des enfants dans la rue.

Là-haut, le ciel zebré de rails de ouate des avions. Le ciel toujours zebré, barré, balafré.

Et à la minute, le bleu, le bleu, rien que le bleu.

À la minute, peau de ciel cicatrisée.

Et la chorale des mésanges et les enfants dans la rue.

Au petit matin, les travailleurs de l’aube tristes et bossus.

Tristes et bossus dans leur voiture.

Et sur les quais : des amas de travailleurs tristes et bossus.

Pendus par la cravate ; ecchymoses de bleu de travail.

Et à la minute, plus de voiture, plus de quais ;

Les cravates sous le lit, dans le linge sale le bleu de travail.

À la minute, des humains. Des vrais humains. Des humains qui respirent. Des humains avec des jambes, avec des dents, avec un cœur.

À la minute, des gens dans leur jardin. Des gens aux balcons.

Et dans la rue, à la minute, des canards, des renards et du soleil en étincelles.

A la minute, de l’air, du silence, du vert, du vivant,

La chorale des mésanges et des enfants dans la rue.

Ce matin-là, mon agenda, minuté, des devoirs, des achats, des embouteillages, une conférence, un rendez-vous professionnel, une visite, des achats encore, et encore des embouteillages et des devoirs. Et des achats.

Et à la minute, les mots de mon agenda sur le sol et je les regarde, je n’y crois pas, je n’y crois pas.  

Je saute, je danse, je piétine les mots étalés sur le sol.

À la minute, je piétine mon agenda. Je saute, je danse, je déchire mon agenda.

À la minute, dans l’herbe je m’allonge, revenue à l’état originel de l’enfant qui n’est obligée de rien.

A la minute la liberté.

À la minute de l’air, du silence, du vert, du vivant, la chorale des mésanges, le battement de cœur des papillons et dans la rue, la vraie vie.

Texte paru dans AURA 111, hiver 2021-2022. Thème : Confinement.

Après minuit

Seule, treize minutes après minuit.

Reflets jaunes des réverbères sur le trottoir mouillé.

Rues vides, pluie fine.

Au loin, un rire de femme.

Deux portes claquent. Bruit de moteur.

Puis : plus rien.

Seule, quinze minutes après minuit.

Façades silencieuses dans la nuit de novembre.

Des pas derrière moi : l’écho de mes bottes.

Le coin de la rue. Je tourne.

Et.

Quelqu’un.

Encapuchonné, les mains dans les poches.

Presqu’un face à face.

Haut le cœur.

Corps croisés. Mes yeux collés au bitume.

Soudain, mouvement d’une main. Je cours.

Texte paru dans AURA 109, été 2021. Thème : La ville.

La fleur aux dents

Votre fils, chère madame, vit comme vous le lui avez appris : dans l’instant présent. C’est sûr, vous avez bien suivi, pour éduquer vos enfants, le principe du Carpe Diem. On nous le serine depuis tant d’années ! Déjà de votre temps ! Sauf qu’à la fin, on ne sait même plus ce que ça veut dire. Elle, elle sait. Elle le sait parce qu’elle le voit tous les jours. Vivre dans l’instant présent, ça signifie ne plus s’occuper du passé parce qu’il est fini et ne pas encore s’intéresser au futur puisqu’il n’existe pas.

Or, très chère dame, quand on a des enfants, on ne peut faire fi ni de l’un ni de l’autre. Si elle ne tenait pas compte du passé, elle ne pourrait comprendre ses enfants. Forcément, pour saisir des cris, des larmes, des angoisses, il faut repenser à ce qui s’est dit la veille ou l’avant-veille ou l’année passée ou même à la naissance. Et si elle ne pensait pas à l’avenir, elle se demanderait tous les matins ce qu’elle va mettre dans leur boîte à tartines car tous les matins, elle constaterait qu’elle n’a pas de pain dans le garde-manger.

Se préoccuper du présent, s’intéresser au passé et au futur, ça demande de l’énergie. Et ça génère du stress. Pour votre fils, très chère, no passé, no futur, no stress. Pour votre fils : uniquement la fleur aux dents.

Puisque le stress n’est pas de son ressort, comme il y a des enfants en jeu, il faut bien qu’il soit pour quelqu’un. Hé bien ! Devinez quoi ! Il est pour elle ! Il est pour elle, le stress. Pour elle, le caca du quotidien. Pour elle, les tracas de la petite vie de tous les petits jours. Pour elle, les mains dans le cambouis. Pour elle, la merde qui colle aux basques.

Quand on est responsable d’une vie de famille, à laquelle s’ajoute un job à temps plein (parce qu’en plus, il faut ramener du fric dans les épinards), il ne faut pas seulement « faire ».  S’il suffisait d’exécuter des tâches, là dans l’immédiateté des choses, ce serait facile. Mais la vie de famille, ça suppose aussi d’organiser, gérer, prévoir, administrer, anticiper, réfléchir, penser, aménager, coordonner, régir, régler, compter, diriger, manager, réglementer, gendarmer, guider, animer, précéder ou empêcher. Et tous ces verbes, ils sont pour elle ! Pour sa pomme ! Elle les conjugue à tous les temps.

Quoi ? Que dites-vous, madame ? C’est le cas de milliers de mamans qui s’échinent à faire tourner la boutique et qui ne s’en plaignent pas, elles ? Et alors, est-ce acceptable pour autant ?

Vous savez quoi ? Elle devrait revendiquer ! Oui, revendiquer, manifester, exiger. Quoi ? Le retour au foyer, bien sûr ! Mais attention : pas gratuitement. Il faut les payer, les mères au foyer ! Et les payer grassement. Parce que tous les verbes là, plus haut, traduisent la véritable profession de la mère au foyer : c’est de la gestion d’entreprise. Les mères au foyer sont des PDG. Et c’est une multinationale qu’elles dirigent ! PDG ? Si elles n’étaient que ça ! Mais une maman, c’est aussi une cadre supérieure, une employée, une ouvrière, une femme de ménage, une madame pipi. Oui, très chère : une MADAME PIPI ! Les mamans pensent et exécutent, elles conçoivent et réalisent. Elles traversent toute la hiérarchie d’une entreprise dans sa verticalité. Elles sont partout et c’est la raison pour laquelle leur salaire devrait être fabuleux, mirobolant, mirifique !  Ou alors, plus simple, elle devrait partir ! Partir ! Ciao, adios, bye bye, do widzenia, Auf Wiedersehen ! Et une semaine sur deux, elle aussi, pourra vivre la fleur aux dents.

Texte paru dans AURA 108, printemps 2021. Thème : L’avenir.

Je prendrais la route et je m’en irais pour écrire…

Je n’ai jamais écrit en marchant. Ou jamais marché en écrivant. Je suis toujours assise. Toujours statique. Seuls mes mains et mes doigts s’agitent. Et encore, leur mouvement est limité, cadré, dirigé par une obligation d’économie. Ne pas bouger plus qu’il ne faut. Quand j’écris sur mon ordinateur, ce n’est pas du tout comme si je jouais du piano. Je suis raide, mes yeux à peine cillent, ils suivent l’apparition des lettres d’un bout à l’autre de la page ; de temps en temps, un regard sur le clavier. Le mouvement n’est pas continu, il est accidenté parce que parfois, j’hésite sur le mot, ou mes doigts se sont trompés et est apparue une faute de frappe. Alors je dois revenir en arrière, ce qui interrompt ma fuite en avant. Et puis, il y a la ponctuation, qui empêche le mouvement de mes mains perpétuel, homogène, continu comme une ligne droite ininterrompue. La ponctuation, que j’aime tant parce qu’elle est la respiration personnelle de chaque individu, la ponctuation, donc, est un accident. Ou plutôt, ce sont de multiples accrochages.

Je suppose donc que si j’écrivais en marchant, mes phrases seraient encore plus accidentées. Encore que… Si j’écrivais en marchant, ce serait forcément sur un petit cahier et avec un bic. Ces outils changent tout. Ils ont été mes instruments d’écriture pendant des années et j’en garde une sorte de vénération et d’amour inconditionnel, comme vis-à-vis d’un ancêtre. Et bien que j’y revienne parfois, les moyens modernes ont pris le dessus. Pas par amour mais par facilité. Et parce que c’est plus caché, moins risqué. Si je perds mon portable, le mot de passe en interdira l’accès. Si je perds un carnet, ma vie, mon écriture sont béantes, je suis nue sur une place publique. Bics, stylos, carnets restent mes outils de prédilection que je n’utilise plus qu’aux grandes occasions. Ils ont acquis cet honneur-là.

Enfin, si j’écrivais en marchant, c’est avec ces instruments que je remplirais les pages. Impossible d’écrire debout en marchant avec mon ordinateur. Avec un cahier et un bic, j’imagine que mes phrases seraient écrites de travers, elles monteraient, descendraient, il y aurait des ratures. Ou alors, c’est moi, mon corps qui prendrait les coups : je trébucherais, je me cognerais contre les murs, car je ne peux pas à la fois regarder mon texte et l’environnement dans lequel je me déplace. A force de chutes, j’aurais besoin de m’asseoir un moment.

Je ne sais pas quel serait le rythme de mes phrases si j’écrivais en marchant. Il faudrait que je tente l’expérience. Ainsi, je prendrais la route et je m’en irais pour écrire. Il est possible qu’alors mes phrases deviennent plus courtes : vite écrire quelque chose de cohérent l’espace de deux pas sur une surface plane. Finir ma phrase avant d’atteindre ce pavé mal emmanché dans le trottoir, terminer mon idée vite vite, avant de penser à lever le pied plus haut quand il atteindra la grosse touffe d’herbe devant moi. J’écrirais mal ! Je veux dire : mes lettres seraient mal formées, la position est trop inconfortable. Mais peut-être mes textes iraient-ils à l’essentiel. Ou ce serait le contraire : enserrée dans le mouvement lent de mon corps (car je ne pourrais pas marcher vite si j’écrivais en même temps), mon écriture prendrait son temps, elle se calquerait par la force des choses sur le déplacement minutieux de mes membres. J’entamerais des phrases d’une indécente longueur, avec plein d’inserts, des digressions, des tas de virgules qui ajoutent, augmentent, déploient, comme se déploie mon corps dans l’espace.

En fait, ça m’ennuierait d’écrire en marchant parce que je serais obligée d’être concentrée à la fois sur mon déplacement et sur mon écriture. Or, quand j’écris, je ne sais rien faire d’autre. Et quand je marche, c’est pareil. Je peux faire le ménage et, dans le même temps, écouter de la musique, cuisiner en regardant une vidéo sur le jardinage, caresser mes chats en observant les mésanges, travailler pour l’école et gérer les disputes de mes enfants.

Mais l’écriture ou la marche sont des activités dotées d’unicité.

Texte paru dans AURA 107, Hiver 2020-2021. Thème : La route

Bribes de rêves d’horreur

J’ai ce bouquet de fleur dans les mains et j’arrive sous un préau. Face à moi, une petite table et deux chaises sur lesquelles sont assis deux croque-morts. Derrière eux, je vois une sorte de paravent blanc et à droite, un escalier qui mène au sous-sol. Là, quelque part, se trouve le mort à qui je viens rendre visite. Les deux croque-morts sont en costume noir mais ils n’ont pas de cravate. L’un des deux retient mon attention : affalé sur la chaise, il a l’air de s’ennuyer et il a une attitude tout à fait irrespectueuse. Je crois qu’il boit un petit verre d’alcool. Il me parle ou plutôt, je l’interroge car il y a quelque chose de tout à fait horrible dans ce coin-là et ça m’angoisse beaucoup : de l’escalier de droite, j’entends une respiration bruyante, une respiration décuplée. C’est le mort qui respire. Cependant, on me dit qu’il respire avec des machines. C’est très angoissant et je n’ose pas porter les fleurs. Je ne comprends pas qu’un mort puisse encore respirer. Je ne comprends pas pourquoi on le considère comme mort alors qu’on utilise des machines pour le faire respirer. Je me demande si le mort est conscient, vivant.

Sans transition.

La cour de ma maison d’enfance. Le sol est jonché de morceaux d’un corps découpé en rondelles. Je sais bien ce qui s’est passé : mon mari a saucissonné la femme du cardiologue de mon village. Il n’y a pas de sang. C’est un découpage très élémentaire, comme dans les dessins animés.

Juste après, voilà qu’arrive la petite fille de cette dame. Je la regarde et je me dis : « Mon dieu, qu’elle est belle ». Ses cheveux sont épais et noirs, ses grands yeux sont de la même couleur, elle a un teint clair et des joues roses. C’est vraiment une jolie petite fille, et gentille en plus : je la vois arriver vers moi avec un sourire, un vrai bon cœur, cette enfant ! Elle aussi, mon mari la coupe en deux. Il me montre le résultat : deux parties de corps dans une boîte à chaussures. Je pense que c’est du vrai gaspillage. Je ne sais plus s’il y a du sang. L’intérieur du corps est plutôt plein et noir, du sang noir coagulé peut-être mais ce n’est pas sanguinolent.

Ensuite, on s’emploie à faire disparaître le corps de la mère. On met tout dans des sacs poubelles. Dans la buanderie, je racle du jus vert. C’est une sorte de graisse verte qui a suinté du corps de la mère pendant que mon mari la découpait. Il faut effacer toutes les traces. Je me demande confusément pourquoi il a fait ça. Mais surtout, je suis très inquiète : on finira par découvrir la disparition de cette femme, on fera une enquête et j’ai excessivement peur qu’on vienne arrêter mon mari. Je réfléchis à un moyen pour empêcher qu’il ne soit soupçonné.

Sans transition.

Je me vois monter un escalier qui doit me mener à l’appartement où je vis. Mais je suis tellement fatiguée et malade que je rampe. Cet escalier, je l’escalade comme une mourante. Mes jambes ne me portent plus. J’arrive sur le palier et là, je veux me lever. Mais le plafond est beaucoup trop bas alors, je ne peux que lever la tête, qui se cogne. Je m’interroge car habituellement, je peux me tenir debout sur ce palier. Je ne parviens presque plus à bouger et je me sens prisonnière. J’essaie de pencher la tête vers l’escalier pour avoir un peu d’air. Dans ma demi-agonie, j’entends une voix d’homme qui appelle une ambulance mais ce n’est pas pour moi ; c’est pour une jeune fille de l’immeuble qui a 22 ans.  J’en aurais bien besoin aussi mais je sais qu’on ne me trouvera pas. Et ensuite, comme il arrive parfois, je me réveille mais je continue à dormir. Mon esprit se réveille mais pas mon corps. Je suis consciente d’être dans mon lit, en train de vouloir me réveiller mais je ne parviens pas à ouvrir les yeux, ni à bouger. Je voudrais me lever pourtant, pour aller travailler, je sais qu’il est temps mais impossible, mon corps ne veut pas. Alors je me dis que je suis en train de mourir et que je dois absolument agir. Et je panique et je tente de me secouer. Je suis consciente de tout ça ; si je ne me dépêche pas de me réveiller, c’est foutu. Je repense à mes tantes qui sont mortes de cancer et que j’ai vues agonisantes à l’hôpital. Et je me dis que c’est ça mourir : être conscient mais ne pas pouvoir réagir. Alors je fais un effort énorme pour ouvrir les yeux et ouf, je me réveille ! Mais mon cœur bat trop fort et j’ai envie de pleurer.

Texte paru dans AURA 106, Automne 2020. Thème : Le rêve