Je prendrais la route et je m’en irais pour écrire…

Je n’ai jamais écrit en marchant. Ou jamais marché en écrivant. Je suis toujours assise. Toujours statique. Seuls mes mains et mes doigts s’agitent. Et encore, leur mouvement est limité, cadré, dirigé par une obligation d’économie. Ne pas bouger plus qu’il ne faut. Quand j’écris sur mon ordinateur, ce n’est pas du tout comme si je jouais du piano. Je suis raide, mes yeux à peine cillent, ils suivent l’apparition des lettres d’un bout à l’autre de la page ; de temps en temps, un regard sur le clavier. Le mouvement n’est pas continu, il est accidenté parce que parfois, j’hésite sur le mot, ou mes doigts se sont trompés et est apparue une faute de frappe. Alors je dois revenir en arrière, ce qui interrompt ma fuite en avant. Et puis, il y a la ponctuation, qui empêche le mouvement de mes mains perpétuel, homogène, continu comme une ligne droite ininterrompue. La ponctuation, que j’aime tant parce qu’elle est la respiration personnelle de chaque individu, la ponctuation, donc, est un accident. Ou plutôt, ce sont de multiples accrochages.

Je suppose donc que si j’écrivais en marchant, mes phrases seraient encore plus accidentées. Encore que… Si j’écrivais en marchant, ce serait forcément sur un petit cahier et avec un bic. Ces outils changent tout. Ils ont été mes instruments d’écriture pendant des années et j’en garde une sorte de vénération et d’amour inconditionnel, comme vis-à-vis d’un ancêtre. Et bien que j’y revienne parfois, les moyens modernes ont pris le dessus. Pas par amour mais par facilité. Et parce que c’est plus caché, moins risqué. Si je perds mon portable, le mot de passe en interdira l’accès. Si je perds un carnet, ma vie, mon écriture sont béantes, je suis nue sur une place publique. Bics, stylos, carnets restent mes outils de prédilection que je n’utilise plus qu’aux grandes occasions. Ils ont acquis cet honneur-là.

Enfin, si j’écrivais en marchant, c’est avec ces instruments que je remplirais les pages. Impossible d’écrire debout en marchant avec mon ordinateur. Avec un cahier et un bic, j’imagine que mes phrases seraient écrites de travers, elles monteraient, descendraient, il y aurait des ratures. Ou alors, c’est moi, mon corps qui prendrait les coups : je trébucherais, je me cognerais contre les murs, car je ne peux pas à la fois regarder mon texte et l’environnement dans lequel je me déplace. A force de chutes, j’aurais besoin de m’asseoir un moment.

Je ne sais pas quel serait le rythme de mes phrases si j’écrivais en marchant. Il faudrait que je tente l’expérience. Ainsi, je prendrais la route et je m’en irais pour écrire. Il est possible qu’alors mes phrases deviennent plus courtes : vite écrire quelque chose de cohérent l’espace de deux pas sur une surface plane. Finir ma phrase avant d’atteindre ce pavé mal emmanché dans le trottoir, terminer mon idée vite vite, avant de penser à lever le pied plus haut quand il atteindra la grosse touffe d’herbe devant moi. J’écrirais mal ! Je veux dire : mes lettres seraient mal formées, la position est trop inconfortable. Mais peut-être mes textes iraient-ils à l’essentiel. Ou ce serait le contraire : enserrée dans le mouvement lent de mon corps (car je ne pourrais pas marcher vite si j’écrivais en même temps), mon écriture prendrait son temps, elle se calquerait par la force des choses sur le déplacement minutieux de mes membres. J’entamerais des phrases d’une indécente longueur, avec plein d’inserts, des digressions, des tas de virgules qui ajoutent, augmentent, déploient, comme se déploie mon corps dans l’espace.

En fait, ça m’ennuierait d’écrire en marchant parce que je serais obligée d’être concentrée à la fois sur mon déplacement et sur mon écriture. Or, quand j’écris, je ne sais rien faire d’autre. Et quand je marche, c’est pareil. Je peux faire le ménage et, dans le même temps, écouter de la musique, cuisiner en regardant une vidéo sur le jardinage, caresser mes chats en observant les mésanges, travailler pour l’école et gérer les disputes de mes enfants.

Mais l’écriture ou la marche sont des activités dotées d’unicité.

Texte paru dans AURA 107, Hiver 2020-2021. Thème : La route

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